mardi 7 septembre 2010

Un vieux monsieur

Je voulais vous parler ici d’un vieux monsieur. Pour les pressés, ça va être un peu long, parce que je vais commencer quand il n’était pas encore vieux, quand il était très jeune, dès sa naissance pour tout dire. 

Ce vieux monsieur est donc, aussi surprenant que ça paraisse quand on le voit aujourd’hui, né un jour. D’une famille très comme il faut, pilier de la haute bourgeoisie depuis des générations. Il est né au tout début des années 1930 dans une métropole de nos provinces. Ses premiers mois, puis ses premiers pas se sont déroulés dans une atmosphère douce et feutrée, entourés de l’affection de sa gouvernante et du personnel de maison, et du regard bienveillant de sa mère. Une fois debout et enfin doté d’un langage à peu près compréhensible, on veilla à son éducation. Les maternelles n’existaient pas en ce temps, et l’école primaire était bien mal fréquentée, il fut mis entre les mains de précepteurs dévoués et d’excellente réputation. Il y apprit à lire et à écrire, sans fautes bien entendu, puis des mathématiques, son catéchisme, du latin pour comprendre la messe. 

Vers ses 10 ans la mode vint très brutalement à l’apprentissage des langues étrangères, et la germanophilie semblait presque évidente. Sa mère, pourtant figure en vue de la société, ne partageait pas complètement ce point de vue. On lui suspectait même de la réticence vis-à-vis des opéras wagnériens, elle qui se piquait d’une bonne oreille. Si elle manifestait un intérêt surtout théorique pour sa progéniture, il n’était cependant pas question de l’abandonner à son sort, et l’idée d’un séjour en immersion lui sembla finalement séduisante. Elle choisit pour ses enfants l’Angleterre. Bien que les transports de l’époque fussent particulièrement délicats à organiser comme les évènements survenus quelques semaines auparavant dans la région de Dunkerque l’avaient montré, tout fut mis en place en quelques heures sans qu’on ait jamais bien su comment. Tout juste sait-on que le concours d’un bateau de pêche a été requis et obtenu. Et notre vieux monsieur de 10 ans s’est retrouvé un soir de juin embarqué avec deux frères et trois sœurs sous un pont glissant et odorant. De la traversée, peu de souvenirs à relater, à 10 ans on a vite sommeil. Mais le voyage sembla long, probablement près de deux jours. 

L’arrivée sur le territoire grand-breton se déroula le plus simplement du monde, des amis de la famille, prévenus on ne sait comment, attendaient tout le petit monde sur l’embarcadère. Et commencèrent 10 années de vie britannique. L’été fut mis à profit pour absorber les rudiments indispensables d’anglais, apprendre les nouvelles règles de politesse, se découvrir de nouveaux amis. Vint l’entrée à l’école. Expérience nouvelle et légèrement traumatisante. Surtout de se découvrir étranger et beaucoup plus petit que les autres garçons de son âge. Et d’avoir l’obligation de faire du sport, activité jusqu’à présent assez méprisée dans la famille car génératrice de fatigue et de sueurs. Les sports de l’époque étaient au nombre de trois; le rugby, le football et le cricket. Pour les deux premiers, on comprit vite que son gabarit ne lui permettait que de jouer le rôle du ballon, ce qui était assez peu gratifiant et très passif. Le cricket suscita un peu plus d’espoirs. Mais là aussi sa taille de moineau ne laissait pas entrevoir beaucoup de succès. 

C’est alors qu’en désespoir de cause, et parce que dans la région quelques charmants originaux de très bonne famille prétendaient qu’il était possible de l’enseigner à des enfants, on le dirigea sur le golf. Notre vieux monsieur se débattit avec des clubs lourds et longs, on n’allait quand même pas jusqu’à lui faire jouer des clubs coupés, et plus encore combattit la fâcheuse habitude d’être pris pour un caddy par les joueurs du club dont il avait été fait membre. Les semaines passèrent, puis les mois. Contre toute attente, il réussit à taper dans les balles, et à leur faire parcourir des distances assez considérables, parfois supérieures à celles de joueurs expérimentés. Par la grâce de Dieu, ou d’une alimentation saine ou justement de l’introduction d’activités répétées au grand air sa petite taille se résorba bien vite. A 12 ans on lui remit son premier handicap de 24. Qu’il s’appliqua à diminuer au plus tôt, il était 14 à 13 ans, puis 6 à 14 ans. 

Tout se passait somme toute assez bien pour lui. Il ne parlait plus qu’anglais, la moindre trace d’accent français avait disparu, on avait même dû le reprendre quand il avait oublié de chanter lors de l’exécution d’une Marseillaise après avoir entonné le God Save the King. Les années passaient, les nouvelles de la famille en France devenaient de plus en plus rares et pas toujours très heureuses. Après 1945, tout était à reconstruire là-bas, tandis qu’Oxford lui ouvrirait ses portes très prochainement. Il décida de rester un peu, surtout que maintenant son handicap était enfin arrivé à une valeur décente, tout juste deux. Les compétitions devenaient nombreuses, passionnantes, acharnées. 

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Un jour il rentra en France. Pour y travailler, et pour se marier. Les clubs furent du voyage du retour, prêts à en découdre sur les parcours de l’hexagone. La désillusion fut cruelle. De parcours il y en avait que très peu, et le plus souvent peu différents de prés à vaches. De joueurs guère plus, et singeant les caricatures de ce qu’ils croyaient être le bon goût anglais dans leur accoutrement comme dans leur comportement. Titulaire d’un handicap anglais, il ne fut pas autorisé à participer au championnat. Peu à peu, cependant, il retrouva un équilibre, découvrit des charmes à la vie de ce coté du Channel, en particulier qu’il existait quand même quelques parcours fréquentables, en plus des diverses variétés de Bourgogne et de Bordeaux. 

Après plusieurs années il eut enfin un handicap français conforme à ses aptitudes, mais l’envie de disputer les plus grandes compétitions lui était passée. Des enfants avaient vu le jour, qui lui prenaient un temps infini, pour tout dire il n’arrivait pas toujours à jouer deux fois dans la semaine.
Et ce vieux monsieur passa doucement de jeune homme à adulte responsable. Professionnellement, pas le moindre souci. Pour ce qui était du golf, il se contentait des compétitions organisées dans la région, et chaque année partait un mois jouer sérieusement sur les terres de sa jeunesse. Son existence était parfois gâchée par l’apparition d’un neveu particulièrement mal élevé, mais cela ne durait pas trop. Son handicap se maintenait à un niveau très honorable, oscillant entre zéro et deux.

Vinrent les années d’âge mûr. Ses enfants étaient bien éduqués, ils étaient finalement devenus des partenaires de jeu tout à fait acceptables et continuaient la tradition familiale de la chasse à la timbale. Lui, peu à peu sentit les ravages de l’âge. Ses coups étaient moins incisifs, ses distances étaient plus difficiles à réaliser. Et surtout on lui changeait son jeu. Il voyait arriver avec un sentiment mêlé d’un peu de dégout et de crainte toute une génération de joueurs mal élevés dotés de clubs exotiques et de swings improbables cependant capables de l’overdriver alors que les lois de la physique du golf auraient du démontrer le contraire. 

Ainsi son univers a changé. Les bois en bois ont progressivement disparu, y compris de son sac. Les têtes de clubs ont gonflé, ce qui pour sa vue un peu affaiblie n’était finalement pas si mal. Enfin les shafts devenaient constamment meilleurs et plus faciles que les meilleurs de sa jeunesse. Il a continué à jouer. Jusqu’au moment où son handicap est devenu un index, à 5.8 à l’époque. Il est finalement devenu un vieux monsieur. Il a 80 ans, il est désespéré de voir que son index est repassé au dessus de 10, ce qui ne lui était plus arrivé depuis 66 ans. Il joue de temps en temps sur le golf de Dinard, où j’ai eu l’immense honneur de partager une partie avec lui il y a 10 jours. Ce jour là il a joué 7, il était moyennement content de lui. J’ai joué près du double, mais j’aurai pu jouer 5 ou 30 mon plaisir aurait été le même. Non c’est faux. J’étais très heureux d’avoir joué 13 devant lui et d’avoir été récompensé d’un: «C’est pas mal pour deux ans de golf». Ce monsieur n’a pas de nom, il ne souhaite pas vraiment qu’on parle de lui, même sur un petit blog. Mais ce n’est pas grave, je continuerai à avoir de ses nouvelles, j’ai mes sources…

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